Qui, dans le monde occidental, oserait suggérer que la guerre en Ukraine résulte, en partie, d’une arrogance perçue par la Russie comme une menace ? Emmanuel Todd, dans La Défaite de l’Occident, adopte ce regard iconoclaste. Son essai, oscillant entre analyse audacieuse et pamphlet controversé, met en lumière un Occident en questionnement. Avec une ironie acerbe sur le nombrilisme occidental, Todd pointe l’effritement de deux piliers : l’État-nation, affaibli par la globalisation, et un substrat culturel religieux protestant remplacé par un individualisme destructeur. À travers ce prisme, Todd remet en cause notre croyance en une supériorité morale et démocratique prétendument universelle.
Une Russie résiliente et complexe
Caricaturée comme arriérée, la Russie s’est pourtant relevée après le chaos des années 1990. Sous Poutine, elle a restauré sa souveraineté, amélioré ses indicateurs socio-économiques, et consolidé ses forces dans des secteurs stratégiques comme l’agriculture et la formation d’ingénieurs. Todd qualifie la Russie de “démocratie autoritaire” : un système où le soutien populaire est réel, malgré des élections orientées, et où les dynamiques politiques diffèrent de celles de l’Occident.
Une Ukraine entre dualité et tensions
Loin d’être l’incarnation simple des valeurs occidentales, l’Ukraine est décrite comme un produit de l’effondrement soviétique : un agglomérat de cultures occidentales et russes. Ses élites politiques, issues des régions ukrainophones, contrastent avec une classe moyenne russophone qui a souvent migré vers la Russie. Cette dualité, mal gérée, aurait exacerbé les tensions actuelles.
L’Occident : entre affaiblissement et désorientation
L’Allemagne, autrefois locomotive industrielle de l’Europe, se retrouve prise au piège de sa politique énergétique, marquée par une dépendance massive d’abord envers la Russie, puis envers les États-Unis, ce qui a fragilisé son autonomie et menace son avenir industriel. La Grande-Bretagne, en quête d’identité depuis la chute de son empire, illustre un vide symbolisé par le Brexit : loin d’incarner une autonomie retrouvée, elle apparaît comme un vassal affaibli de Washington. Les pays scandinaves, bien qu’économiquement prospères, subissent une érosion de leurs valeurs traditionnelles et s’alignent davantage sur le bloc occidental, jouant souvent les relais stratégiques des États-Unis. Quant aux États-Unis, ils ne sont plus que le moteur déchu du progrès.
La chute du mur de Berlin, souvent perçue comme un triomphe occidental, était-elle vraiment une victoire éclatante ou simplement l’effondrement d’un système soviétique moribond ? Convaincu de sa supériorité, l’Occident s’était alors proclamé grand gagnant, persuadé d’avoir imposé ses modèles économiques, politiques et moraux. Mais cette illusion de grandeur a précipité son enlisement : autrefois symbole de progrès, les États-Unis sombrent dans l’oligarchie, la polarisation politique et l’affaiblissement de leurs institutions démocratiques et se révèlent incapable de soutenir l’Ukraine contre la Russie.
Un livre controversé
Par son manque de rigueur scientifique, ses biais idéologiques et ses raccourcis historiques, le livre suscite des critiques légitimes. Todd s’appuie sur des notions discutables, comme l’impact des structures familiales ou la disparition du protestantisme, et néglige certains contextes historiques et culturels plus vastes. Ses thèses sur les États-Unis, attribuant leur déclin à un vide religieux, omettent de considérer la radicalisation des mouvements évangéliques, moteurs de la polarisation politique. Le livre est également critiqué pour sa proximité idéologique avec des discours propres aux droites radicales et y va de sa propre interprétation du terme de démocratie. Il flirte parfois avec des arguments proches de la propagande russe, notamment sur la russophobie, tout en omettant des aspects clés comme la corruption ou les violations des droits humains.
Une invitation à la réflexion et à l’esprit critique
Malgré ses limites, La Défaite de l’Occident force l’Europe à s’interroger sur ses failles, sa dépendance aux États-Unis, et l’illusion de son hégémonie morale. Il offre un miroir dérangeant, au moment même où nos valeurs démocratiques s’effritent, devenant parfois des concepts vidés de leur substance. Car la démocratie, c’est aussi adopter un regard critique sur nos instituions. Une lecture à aborder avec un esprit critique aiguisé.
« L’une des grandes illusions des années 1960 – entre révolution sexuelle anglo-américaine et Mai 68 français – fut de croire que l’individu serait plus grand une fois affranchi du collectif. C’est tout le contraire. L’individu ne peut être grand que dans une communauté et par elle. Seul, il est voué par nature à rétrécir. Maintenant que nous sommes libérés en masse des croyances métaphysiques, fondatrices et dérivées, communistes, socialistes ou nationales, nous faisons l’ expérience du vide, et nous rapetissons. »